Une nuit au néolithique


On entend les cris des enfants dans la plaine ; ils sont un petit groupe, garçons et filles, qui furète dans les taillis à la recherche de feuilles comestibles, ou de baies sauvages. Les hommes sont partis chasser dans les collines sèches environnantes, il y a des gazelles, des chevaux sauvages, des cerfs plus haut dans les forêts, et puis les loups. Ils vont par groupes de deux ou trois, certains solitaires, avec leurs lances aux pointes d'obsidienne, leurs couteaux de même... On traque le gibier, on connaît parfaitement les traces, les signes de la terre, c'est l'attention du chasseur, la perception intime de l'espace, un souffle de vent, une odeur différente, un craquement de bois derrière un fourré...


On peuple notre géographie d'images vues en rêve, vues dans les moments d'ivresse de ce vin magique que l'on consomme lors des cérémonies importantes, vues en lisant les signes de la nature, on apprend aussi parce qu'un jour un petit groupe d'hommes arrive de nulle part, une famille, enfants, anciens, hommes et femmes, ils viennent de l'autre côté des collines, ou de beaucoup plus loin encore, ils s'installent pour la mauvaise saison ou juste pour une nuit ; on parle, ils montrent leurs outils, ils racontent leurs vies, leurs paysages, leurs visions, et nous on garde ça dans nos histoires, les légendes grandissent, les réalités se transforment, les témoignages évoluent, les personnages deviennent magiques, la nuit des contes se peuple de merveilles et d'effrois. 

Nous nous sentons soudain rejetés par la terre, nous ne la comprenons plus, les signes qu'elle nous envoie, qu'autrefois nous savions lire naturellement, toute cette perception que les animaux sauvages ont instinctivement, comme les oiseaux se taisent avant un séisme ou un tsunami, comme les rats quittent les égouts avant même les inondations, tous ces messages qui existent pourtant toujours, là, autour de nous, nous ne les voyons plus, nous ne sentons plus le monde, et nous avons un grand sentiment de solitude, d'abandon. Nous avons conquis la conscience, nous avons pris le droit d'interroger le monde, mais nous avons perdu la confiance, le sentiment d'appartenir à un seul organisme, de faire partie du tout !

Quand la nuit arrive, on se regroupe entre nous et l'on interroge ce monde qui nous parait maintenant si vaste, si étranger maintenant qu'on ne le parcourt plus... On raconte, on écoute ces histoires qui disent si le soleil va revenir briller demain matin, qui parle de ces milliers d'yeux brillants immobiles dans le ciel noir, qui font surgir des animaux fantastiques, des ours géants et puissants qui comprennent tes pensées, des loups affamés et cruels qui viennent dans ton sommeil pour te manger, des serpents venus des profondeurs t'entraîner vers les mondes de la mort, les corbeaux malins et méfiants qui utilisent le vent et colportent les nouvelles aux esprits invisibles, l'énorme dragon caché sous la terre qui remue parfois dans son sommeil et fait bouger toute la terre, oui, lors des veillées on écoute les anciens qui savent et qui peuplent le monde de sens, d'êtres et de sentiments.

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