Des Paysages qui nous Ressemblent

Se promener de vignoble en vignoble, c'est, là encore (et c'est bien l'esprit de ce projet), découvrir des signes, des perspectives sur notre propre histoire, notre propre devenir en tant qu'espèce peuplant avec d'autres la surface de cette planète.
Ces derniers temps, j'ai parcouru un vignoble suisse qui regarde le lac Léman, au chaud sur son coteau sud. De l'autre côté se dressent les Alpes du Chablais et du massif du Mont-Blanc. Enfin, au chaud, c'est vite dit, en cette fin de mois d'avril, le temps était froid, venteux, pluvieux, on a même ramassé une averse de neige sur l'autoroute du retour, en pleine nuit. On faisait pas les fiers !

C'est très intéressant, la Suisse, ça nous interroge sur pas mal de sentiments par rapport à la nature et à l'action de l'homme. D'abord, c'est un pays qui est tout entier inscrit dans une démesure de cette nature, plutôt hostile, in-humaine, froid, neige, glace, pentes fortes, la montagne extrême est présente à chaque détour et s'impose, se rappelle à notre condition : nous ne sommes rien, des fourmis qu'un souffle balaie, qu'une poussière écrase. Tout cela devrait nous amener à une réelle humilité, à une conscience forte et respectueuse de cette puissance dévoilée.
Et effectivement, peut-être peut-on lire cela dans le village suisse, une certaine humilité, mais pas servile, non, assez sereine, assez puissante, on bâtit des maisons fortes, des murs solides, des bâtisses bien assises dans la terre, bien grandes pour y mettre au chaud tout ce dont on a besoin pendant l'hiver... Et on y garde une simplicité sincère, un accueil discret et gentil. On prend soin de soi et de son voisin si besoin. Et même de l'étranger si il le faut.
Alors, d'où vient ce sentiment un peu étrange qui nous saisit quand même quand on déambule sur ces petites routes qui ondulent dans les vignes, qui franchissent de petits hameaux charmants, presque charmeurs.
D'où vient ce sentiment... de ne pas être tout à fait invité. Rien ne laisse paraître un quelconque rejet, une quelconque méfiance.
Tout est tellement net. Tout est tellement ordonné !
En fait, c'est ça : on a peur de marcher sur les plate-bandes. On a peur d'abimer les fleurs. On est dans un jardin privé, entièrement fait de la main de l'homme,un petit jardin de curé entouré de ses grands murs qui le protègent du monde, tout est très beau, toute est touchant d'attentions données à chaque massif, à chaque champ, même les vaches sont aimables et souriantes, et les vignes sont douces et sérieuses, les chemins propres et pratiques.
On ne nous dit rien, mais on devine les gens qui regardent derrière les fenêtres, vérifient que l'ordre ne va pas être brisé. Bien sûr, ce serait injuste de reprocher ça à la Suisse seulement, ici en France les campagnes vivent cela aussi, et depuis toujours probablement. Mais c'est ce paysage trop parfait, ces peintures trop directives sur la route, tout est dessiné pour vous indiquer ce que vous devez faire, quelle file suivre, quelle route débouche de derrière ce petit appentis, on vous recommande de faire bien attention, on vous suggère gentiment de vous garer au bon emplacement.
Comme on dit, tout est bien policé.
Ce qui est surprenant, c'est ce mélange de haute civilisation : on est aimable, on respecte, on écoute, on débat avec calme, sans prendre l'autre à partie, on veut surtout s'entendre et on fait des concessions, c'est bien ça la démocratie locale suisse, il n'y a pas de prises de pouvoir autoritaires, il y a ententes entre les camps pour vivre.
On ne fait pas la révolution, on compose.
Alors la vigne est bien ordonnée.
Mais n'est-ce pas un étrange paradoxe ? Comment la vigne, cette liane sauvage, exubérante, envahissante, grimpante, résistante, rebelle, peut être ainsi traitée, niée dans sa propre nature ? C'est d'ailleurs étonnant ; pour nous, les paysages de vigne, et je ne parle pas que de la Suisse mais bien de presque tous les paysages de la vigne, sont associés à une image d'ordre, de géométrie pure, de composition abstraite et rythmique.Ça n'a d'ailleurs pas forcément été une permanence dans l'Histoire. Les Romains semblaient planter en ligne, il est probable qu'au Moyen-Age on plantait "en foule" comme dit Raymond Paccot, c'est-à-dire en mélange, tel que les pieds venaient, et les cépages mélangés. Ce n'est que depuis le phylloxera, une fois que toutes les vignes eurent été arrachées, et que les nouvelles maladies du mildiou et de l'oïdium soient apparues, que les besoins de passages répétés et mécanisés pour les traitements ont imposé naturellement la plantation en ligne.
Tout cela s'est inscrit avec les processus productivistes et industriels du 20ème siècle, pour donner ces océans de vignes, cette monoculture intensive, pauvre en espèces ou en variétés, l'arrachage des haies et des arbres, de tout ce qui gênait.
La géométrie marquée est une forme d'esthétique, signature de cette culture. C'est beau, les routes des vins sont toujours magiques, c'est cet arrangement aimable entre les formes de la nature, qui souvent reste douce et sauvage à proximité, les vignes se nichant souvent dans des endroits peu agricoles, difficiles, et cette géométrie propre à l'homme, cet agencement ordonné, souligné, exagéré sans être agressif, ces stries obliques qui griffent notre désir de perfection.
Et pourtant le vin n'a vraiment rien à faire de cet ordre, me semble-t-il. L'esprit dionysiaque est-il vraiment contenu dans cette succession de traits pleins/traits creux, de 0 et de 1, de noirs et de blancs ; le binaire n'est pas très euphorique, le binaire n'est pas la complexité, la finesse, la richesse, le binaire n'est pas la folle épopée de la liane qui tourne en s'accrochant aux arbres dans l'espoir fou de monter jusqu'au ciel.
Alors le vin, la vigne, doivent-ils ressembler à ce qu'ils promettent ?
Voudrait-on voir aujourd'hui plus de complexité dans le paysage, plus de poésie, plus d'ivresse ?
Ou l'ivresse n'est qu'un plaisir incontrôlé qui n'a plus rien à faire dans notre monde policé ?

annexe : interview de R. Paccot - Domaine La Colombe - Féchy

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